Intersectionalité vs lutte des classes – quelques réflexions personnelles

Ce que les maos appelaient dans les années 70 les fronts secondaires (féminisme, luttes des immigré-e-s, luttes des homosexuel-le-es et autres) ont fait exploser le prisme réducteur et binaire de la lutte des classes, sans pour autant la jeter aux oubliettes. On pensait alors qu’elle, la luttes des classes, subsumait toutes les autres.

Pas si sûr…

C’est quoi, l’intersectionalité ?

En dynamitant l’universalisme, issu des Lumières, qui gardait au centre de la réflexion l’homme blanc, et qui supposait que tout ce qui est bon pour l’homme blanc est bon pour tous-tes, les post-modernes nous lancent un défi intellectuel et opérationnel de grande ampleur.

Tout à coup, l’homme blanc cis n’est plus central, il est de multiples façons d’être au monde, il n’y a plus une seule oppression, et horreur, le prolétaire blanc peut faire partie des oppresseurs, même si sa classe le destine à être le moteur de l’histoire !

Mais alors, comment lutter, si ce qui est bon pour l’ouvrier blanc n’est pas nécessairement bon pour « l’indigène » (indigène est employé ici dans son sens littéral) au fin fond des forêts ?

Faut-il sombrer dans la paralysie du relativisme, se tordre les bras en pleurant et jeter la lutte des classes avec l’eau du bain ? Faut-il s’arc-bouter sur ce qui fut le moteur de l’histoire, en espérant rester encore un peu au centre du monde ?

Et si la réponse n’était pas dans ce dualisme paresseux, mais dans un dépassement dialectique de la contradiction ?

En nous forçant à décentrer notre regard, en ne considérant plus qu’une seule oppression, l’oppression des rapports économiques, l’intersectionalité nous oblige à considérer les rapports humains sous des dimensions complexes et multi dimensionnelles.

Que la traduction du racisme, du sexisme, ou tout autre forme d’oppression soit dans les faits, économique, ne fait pas de doute. Mais ce n’est qu’une traduction, qui prend sa source dans une sorte d’essentialisme, qui établit une hiérarchie mentale entre les êtres.

Une fois cette vision hiérarchique mise à jour, on perçoit mieux les formes de l’oppression, dans un monde patriarcal, où au sommet de la hiérarchie mentale siège l’homme blanc cis.

Bien-sûr, réviser de tels schémas mentaux oblige à remettre en question la vision du monde où les opprimés sont obligatoirement bons, et les oppresseurs, nécessairement blancs.

Dans un monde complexe, où vivent des humains complexes qui ne font pas nécessairement des choix rationnels, il n’est pas impossible d’être opprimé au travail et de cogner ses enfants ou son « autre significatif » dans sa vie privée.

Il devient donc urgent de sortir des impératifs moraux et de se tourner vers une vision plus opérationnelle : si le prolétariat n’est plus la classe révolutionnaire par essence, alors, vers qui se tourner ?

Petit détour personnel

J’ai longtemps résisté à cette vision décentrée qui cherchait à faire de la lutte des classes une partie seulement de la lutte contre l’oppression et la domination. Il m’en a fallu, des discussions avec des amerluches et des pas amerluches, des lectures… Mais c’est, à la fin, cette idée du dynamitage de l’universalisme des Lumières, qui a servi de déclic. Pourquoi ce qui est bon pour l’européen du 18° siècle serait-il aussi nécessairement bon pour le villageois burkinabé de 2021? En travaillant dans l’assistance au développement, il ne m’a pas échappé que l’argent du « développement » sert avant tout à imposer un modèle d’organisation politico – administrative issu de l’histoire européenne. Mais ce modèle est-il adapté à des sociétés où la dimension politique est plus locale, plus symbolique, où les frontières n’existent finalement pas, où l’État n’est qu’une importation récente.

En relativisant la nécessité de l’État, on comprend mieux que les modes de domination sont multiples, même s’ils trouvent une application économique, in fine.

En quoi l’intersectionalité est-elle révolutionnaire ?

L’intersectionalité doit nous permettre d’appréhender toutes les formes d’oppression et de domination. En reconnaissant que la lutte des classes est une partie inaltérable de la lutte contre la domination, nous l’incluons dans un combat plus vaste et plus complexe.

Enfermer la lutte contre l’oppression et pour l’émancipation dans la lutte de classe, c’est renoncer à entrevoir le monde sous d’autres perspectives. C’est aussi se couper d’un potentiel de lutte qui va au-delà du rapport économique.

Dans l’intersectionalité, il ne faut pas, pour autant tout prendre sans réfléchir : la concurrence victimaire, l’essentialisation, entre autres sont des sous produits nocifs qui n’aident ni à réfléchir, ni à combattre.

De même que la lutte des classes doit être utilisée comme outil de compréhension, d’analyse et comme arme de lutte, l’intersectionalité, en ce qu’elle nous conduit à décentrer nos regards, est un instrument de lutte contre la domination.

Le patriarcat, comme le capitalisme, sont des costumes génériques de l’oppression : ne perdons pas de vue l’objectif d’émancipation.

Robert P.

2 comments ↓

#1 lelabo on 12.15.21 at 11h09

Je ne crois pas que la classe ouvrière soit une classe « révolutionnaire par nature », elle l’est plutôt par oppression, d’ailleurs en France la révolution de 1789 était bourgeoise, celle de la Commune était artisane , les jacqueries étaient paysannes etc.
Sinon oui, l’intersectionnalité est une nouvelle forme de lutte révolutionnaire, qui couple à la lutte contre l’oppression de classe la lutte contre l’oppression de genre.
Ce sont toute deux des luttes émancipatrices à mon sens.

#2 lelabo on 12.17.21 at 18h02

En fait, l’allusion au caractère révolutionnaire « par essence » du prolétariat était une allusion ironique à la vulgate marxiste – léniniste, pour qui le prolétariat devait être éveillé à sa nature révolutionnaire par un travail militant sans relâche, de la part du Parti, avant garde consciente du prolétariat…
Le choix du mot essence redouble l’ironie en référence à l’essentialisme dénoncé par l’intersectionalité.