Disparition de la Gauche en France, débat.

Le texte ci-dessous est la transcription d’un débat au sein de l’OCL, lors d’une « commission journal » au mois de janvier 2022. Il nous paraît intéressant de se poser la question du devenir de « la gauche », et de la « droitisation » de la société, ou du discours politique en France. L’emprise de l’extrème droite dans les urnes comme dans les médias et jusque dans la rue est-elle le signe de l’effondrement des idées d’émancipation, ou cet idéal est il au contraire toujours vivant, même si relégué hors du champ public (tel que délimité par l’appareil médiatique « mainstream »?)

 

 

« La disparition de la gauche en France (historique, fakenews ou réalités) selon la gauche dont on
parle : la politicienne ou une certaine idée populaire ? On pourra aborder ainsi l’idée d’une droitisation
réelle ou fantasmée de la société française ainsi que la militarisation d’une société policière sous couvert
d’une autocratie rampante : faut-il s’alarmer ou constater qu’en fait rien ne change si ce n’est les moyens
utilisés…? »

Présentation du débat

1 – La gauche : quelle définition ?
Faut-il distinguer deux faces de la gauche : d’une part la gauche politicienne, institutionnelle, celle qui se présente aux
élections, celle des partis et des syndicats, d’autre part une autre gauche, « sensibilité-aspiration-mobilisation » populaire,
anticapitaliste et antipatriarcale ?

Serait-ce seulement la première, la gauche institutionnelle, celle qui se traduit en votes, qui serait en déclin ? Et la
sensibilité populaire de gauche, anticapitaliste, antipatriarcale, ne le serait-elle pas, elle ?
L’effondrement de la gauche institutionnelle apparaît flagrant. Un naufrage programmé et mis en scène par ses acteur-
rices mêmes.

Cet effondrement a plusieurs causes : il est lié à l’échec de la plupart des grandes mobilisations sociales depuis 20 ans, à
la déception vis-à-vis des gouvernements de gauche qui n’ont fait que servir les intérêts des puissants et ont appliqué le
programme de la droite et du capitalisme, à un éloignement des préoccupations et du langage des classes populaires (ce
sont désormais les classes supérieures et les diplômés qui donnent le ton pour la gauche et qui définissent ses priorités
stratégiques), à l’hégémonie d’une idéologie néo-libérale que la gauche accepte ou à laquelle même elle participe, à la
priorité accordée aux luttes sociétales au détriment des luttes sociales …
La morale a remplacé le politique. La gauche ne parle plus de lutte de classes (à la rigueur de combat entre le peuple –
les 99%- et les élites – le 1%-) , ni de justice sociale, ni d’exploitation, ni d’égalité ou de transformation, encore moins de
révolution. Elle s’appuie sur un discours de l’émotion, de l’indignation. Elle dénonce l’injustice faite « aux plus démunis ».
Elle parle de « maltraitance sociale », incite à aller vers de la « bienveillance », de « l’écoute », de la « protection », de
l' »accompagnement », du « care », pour permettre une vie « digne ».
Ces mots et ces tactiques édulcorés sont-il employés pour faire contrepoint aux méthodes de gouvernement qui, depuis
plusieurs décennies, deviennent de plus en plus autoritaires et anti-démocratiques et font reposer davantage le pouvoir
politique sur le recours aux appareils répressifs d’État qui ouvrent largement la voie aux forces de droite et de l’extrême
droite ? (décrets-lois, ordonnances, marginalisation et contournement du parlement, quadrillage sécuritaire de plus en plus serré
des quartiers populaires ; mesures contre les immigré.es ; manifestations interdites, empêchées ou durement réprimées ;
arrestations préventives et arbitraires ; jugements expéditifs de manifestant·es et usage croissant des peines de prison ;
licenciements de plus en plus fréquents de grévistes ; réduction du périmètre et des possibilités de l’action syndicale,
etc. ).

Il y a une distanciation, voire une hostilité des classes populaires à l’égard de la politique institutionnelle, donc aussi à
l’égard de la gauche. Les partis n’apparaissent plus comme les outils possibles de changement mais comme des machines
électorales qui alimentent les guerres des chef.fes, et n’ont d’autres perspectives et espaces d’action que de s’inscrire dans
la logique capitaliste donc de l’entretenir et de la perpétuer. Et pour cause : dans le système actuel, il n’y a plus rien à
aménager. Le capitalisme ne fonctionne que par l’accroissement perpétuel des profits. Dans une période de crise et
malgré l’immense production de richesses, cette quête permanente de bénéfices entre en contradiction avec le modèle de
la social-démocratie redistributrice, – avec toute répartition un peu plus égale de ces richesses -, et donc rend ce modèle
caduc. Les dirigeant.es politiques, quels qu’ils soient et même ceux.celles de gauche, ne sont que les gestionnaires et les
gardiens d’un système mortifère.
Dans ce cadre où la démocratie ne représente plus que les intérêts du capital, l’importance toujours plus grande de
l’abstention des classes populaires n’est pas surprenante.5
Il s’installe de plus, en plus, dans une grande partie de la population et en particulier dans les classes populaires, un
scepticisme sur la capacité de l’État, des institutions publiques, à résoudre leurs problèmes.
D’où l’importance qu’il y a à défendre l’idée que le présent et l’avenir ne dépendent pas de tel ou tel représentant qui nous
défendrait, même doté des meilleures intentions, à employer les mots qui conviennent, à clarifier l’analyse politique, à
redonner confiance dans les luttes collectives contre ce système, seules à même d’ouvrir des perspectives de réel
changement.

2- Pourquoi ce désintéressement pour la politique politicienne ouvre-t-il un boulevard aux idées d’extrême droite ?
Le lien de cause à effet n’est pas évident….
France de droite qui vote à gauche ou France de gauche qui vote à droite, en fait c’est l’abstention qui interroge à
plusieurs titres :
– non reconnaissance du monarque, de l’élu suprême ?- rejet de tous les partis politiques , quels qu’ils soient ?
– fatalisme, abandon de ce « droit» citoyen ?

Les idées d’extrême-droite
– L’identitaire national : fier d’être français, rendre la France aux Français, les Français d’abord, etc.
La base est simple : rejet de l’étranger, de l’immigré qui vient «profiter» de nos allocations ; ce qui est faux car la
destination préférée ce sont les USA ou la GB qui n’ont pas développé ce même système d’aides. Ces idées
circulent depuis longtemps et aussi lors des dernières élections présidentielles où François Fillon dénonçait le
racisme antifrançais, on voit que l’idéologie du FN LePen-père a bien diffusé !
– l’antiféminisme : dernier exemple en date l’essai d’Emmanuel Todd «Où en sont-elles?»
Il est question d’une,«matridominance» responsable de l’effondrement industriel face à la Chine, la Russie, l’Inde,
pays qui ont su «raison gardée» ….. en laissant les femmes à leur place ? Les femmes seraient par nature
individualistes contrairement aux hommes, voir l’homme-chasseur qui partage le produit de sa chasse et la femme
cueilleuse qui garde sa récolte pour le foyer … Les rôles féminin et masculin sont produits de la nature et non
construction sociale…. etc. Qu’un intellectuel médiatisé affirme de telles inepties montre bien l’air du temps ….
– Nationalisme économique français : porté par le candidat PCF Fabien Roussel qui se dit le défenseur de «la
France qui picole et qui mange gras… », de la Chasse, du Nucléaire français, de la gastronomie française, qui
s’entend bien, dit-il, avec JJ Bourdin de RMC et Sonia Mabrouk de Cnews. Il a invité, lors de l’hommage à Charlie
le 6 janvier au siège du PCF, Xavier Gorce et Caroline Fourest du « printemps républicain » ; son patriotisme pue
la droite…
Les raisons de l’émergence/récurrence de cette idéologie droitière :
-Est-ce le vide laissé par « l’impossibilité de croire en un monde où l’on vive autrement » (Jacques Rancière) ?
– Est-ce l’oubli de l’histoire des luttes qui a permis ce «confort» actuel car rien n’a été gagné, aucune liberté sans
luttes.
– de constater que le «progrès» dans un sens large sociétal n’empêche pas la perpétuation des injustices, des
inégalités, des violences contre les femmes notamment et de toute domination si elle n’est pas mise en cause par
des luttes ?
– l’impact du catastrophisme écolo qui nous promet un futur apocalyptique et crée de l’angoisse collective ?
– la récupération de valeurs comme la laïcité pour un faire un outil anti-arabes ?…

Débat

La déconfiture de la gauche concerne ses structures institutionnelles. Mais, dans la société, et en particulier dans les
classes populaires, alors qu’ils progressent dans la propagande de droite, on constate que le racisme recule, ainsi que
l’antiféminisme, l’homophobie.
C’est que se transmet, à l’école et ailleurs, repris par le pouvoir, un discours recyclé entre gentils/méchants avec une
dimension morale très prégnante, : « ce n’est pas beau d’être sexiste, homophobe, etc »… S’il y a des changements positifs
dans les mentalités, est-ce le résultat de luttes et de campagnes fortes antipatriarcales, féministes, contre les
discriminations envers les homosexuel.les, et donc un changement sociétal profond, ou bien ne s’agit-il que d’une
conformité aux idées, morales plutôt que politiques, qui sont dans l’air du temps et récupérées par la bougeoisie ?
Il n’y a plus de contestation directe contre le pouvoir d’Etat, contre le système ; seulement des critiques s’adressant à une
personne et la ciblant : Macron, Zemmour… A l’analyse de classe, à la dimension anticapitaliste, au projet d’une autre
société, se substitue une lecture morale et personnalisée. Or on ne se bat pas contre des personnes mais contre des idées.
Mais il est difficile de partager des points de vue avec les gens, même dans des endroits de mobilisation populaire.6
Dans les années 80, avec le tournant du PS au pouvoir, et du libéralisme, la capacité à analyser les choses en termes de
lutte des classes a été grignotée (la critique de l’école capitaliste et de la réussite scolaire, par exemple, importante dans
les années 70, a disparu) et les luttes sont à présent orphelines de cette dimension de classe.
Les mutations sociales en France sont importantes : même si les prolétaires restent très nombreux, de 60% d’ouvriers, on
est passé à seulement 30%. Il y a une difficulté à avoir une idée collective de ce qu’est l’autre, la bourgeoisie. Ceux.celles
qui vivent de l’exploitation du travail des autres ? Qui possèdent les moyens de production ? Ce n’est pas seulement le
revenu qui définit l’appartenance de classe ; comptent aussi les conditions de travail, la division des tâches manuelles,
tâches intellectuelles, fonctions d’encadrement ; l’espérance de vie, le statut social, les conditions de vie (logement, accès
à la mobilité, aux soins…). Les auto-entrepreneurs sont dits plus nombreux, mais c’est une augmentation très relative, et
cela n’empêche pas leur (auto-)exploitation.

Le PS a fait le choix d’abandonner les classes populaires et de cibler la classe moyenne. De plus, il n’y a pas eu
transmission des luttes des années 60-70 ; la génération des années 80 n’a retenu de la social-démocratie que la vision
morale et bienveillante envers les opprimé.es. La gauche institutionnelle a abandonné la critique de l’Etat qui est au
service des riches, des possédants et dominants.
Le rêve d’un consensus avec le capital est voué à l’échec, car avec la mondialisation, il n’y a plus de capital industriel,
plus de capital national. Quant au capitalisme européen, il n’existe pas plus ; seul existe le capitalisme mondial, avec
l’appui des Etats.

Avec le Covid, l’Etat a renforcé son intervention dans tous les domaines de l’économie et de la vie, ainsi que son
contrôle social. De plus, la critique de l’école et de la famille a été gommée et ces institutions ont été réhabilitées comme
lieux de refuge et de solidarité.
Du côté des libertaires, il y a eu une volonté de les « dé-révolutionner » : l’étiquette « libertaire », héritée des années 70,
était beaucoup plus édulcorée que celle d’« anarchiste », et donc parler d’un esprit, d’un mode de vie ou d’une
sexualité, etc., libertaire pouvait convenir à la gauche ou à l’extrême gauche comme aux anarchistes. On était déjà
là dans le domaine du « mode de vie » plutôt que dans le politique…, et cela permettait de reléguer les libertaires à la
gauche de la gauche, en réduisant ainsi leur projet révolutionnaire. Les opposants au gouvernement actuel, RN, LFI ou PC, se rejoignent dans un discours commun contre l’élitisme et pour
la France.

La perspective d’un changement radical de société semble très lointaine.
Or le problème est de croire ou non en la possibilité de changer la société aujourd’hui.
Le travail de la bourgeoisie est d’aspirer les contenus de classe ; notre tâche est de les réintroduire.
La méfiance envers la classe politique a toujours existé mais elle se renforce aujourd’hui. D’où des idéologies florissantes
et le complotisme fondés sur des faits fumeux. D’où le refus de considérer certains combats, par exemple pour de
meilleurs salaires ou conditions de travail, comme politiques. « Le » politique a disparu, en tant que projet de société, au
profit de « la » politique » institutionnelle, dont on se méfie à juste titre. Ne pas faire de politique, c’est le mot d’ordre de
base dont se revendiquent les syndicats. De fait, il y a de très nombreuses grèves, mais sans relais, sans lien pour en faire
des analyses et un discours de classe..
Les gilets jaunes ont amené à redynamiser une vision du politique, dans le sens où ils ont ouvert des débats de toutes
sortes, formulé des besoins et des désirs d’un autre fonctionnement, d’une autre société. Iels sont sorti.es dans la rue pour
exprimer collectivement ce qu’iels ne pouvaient pas faire dans leur entreprise et qui concernait fondamentalement, au
delà de leur vie même, celle des classes populaires, et pas seulement leur boulot, et cet espace a permis de déborder le
cadre des revendications habituelles, négociables donc raisonnables et acceptables. Alors que la gauche se voulait
porteuse de consensus social, eux.elles sont sorti.es de la norme, iels ont été irraisonnables.
Cependant, leur discours bien des fois était tourné contre les élites, l’Etat, la personne du président plutôt que contre les
patrons.
Dans les grèves des Sans papiers à Chronopost, animées par une conscience de classe claire, s’exerce une solidarité large
pour la régularisation de tous.tes, pas seulement pour ceux qui travaillent dans la boîte mais au-delà de l’entreprise ; ce
qui là aussi déborde le cadre limité de revendications catégorielles ou corporatives.
Le projet utopiste d’une société sans classes a disparu. Il n’y a pas de rapport de force favorable au changement
révolutionnaire.
La confrontation des idées se fait sur le terrain d’actions ponctuelles.
La gauche institutionnelle est effondrée mais pas les mouvements sociaux, qui sont relativement forts (luttes, grèves,
développement des groupes féministes). Malgré l’accumulation des lois sécuritaires, la société reste réactive.

 

 

Pour plus d’info sur l’OCL: https://oclibertaire.lautre.net/